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« L'apparition de la polis constitue, dans l'histoire de la pensée grecque, un événement décisif. […] [D]ès son avènement, qu'on peut situer entre le VIIIe et le VIIe siècle, elle marque un commencement, une véritable invention ; par elle, la vie sociale et les relations entre les hommes prennent une forme neuve, dont les Grecs sentiront pleinement l'originalité.
Ce qu'implique le système de la polis, c'est d'abord une extraordinaire prééminence de la parole sur tous les autres instruments du pouvoir. Elle devient l'outil politique par excellence, la clé de toute autorité dans l'État, le moyen de commandement et de domination sur autrui. Cette puissance de la parole – dont les Grecs feront une divinité : Peitho, la force de persuasion – rappelle l'efficacité des mots et des formules dans certains rituels religieux, ou la valeur attribuée aux “dits” du roi quand il prononce souverainement la thémis ; cependant, il s'agit, en réalité, de tout autre chose. La parole n'est plus le mot rituel, la formule juste, mais le débat contradictoire, la discussion, l'argumentation. Elle suppose un public auquel elle s'adresse comme à un juge qui décide en dernier ressort, à mains levées, entre les deux partis qui lui sont présentés ; c'est ce choix purement humain qui mesure la force de persuasion respective des deux discours, assurant la victoire d'un des orateurs sur son adversaire. […]
L'art politique est, pour l'essentiel, maniement du langage ; et le logos à l'origine, prend conscience de lui-même, de ses règles, de son efficacité, à travers sa fonction politique. Historiquement, ce sont la rhétorique et la sophistique qui, par l'analyse qu'elles entreprennent des formes du discours en tant qu'instrument de victoire dans les luttes de l'assemblée et du tribunal, ouvrent la voie aux recherches d'Aristote définissant, à côté d'une technique de la persuasion, des règles de la démonstration et posant une logique du vrai, propre au savoir théorique, en face de la logique du vraisemblable ou du probable qui préside aux débats hasardeux de la pratique.
Un second trait de la polis est le caractère de pleine publicité donnée aux manifestations les plus importantes de la vie sociale. On peut même dire que la polis existe dans la mesure seulement où s'est dégagé un domaine public, aux deux sens, différents mais solidaires, du terme : un secteur d'intérêt commun, s'opposant aux affaires privées ; des pratiques ouvertes, établies au grand jour, s'opposant à des procédures secrètes. Cette exigence de publicité conduit à confisquer progressivement au profit du groupe et à placer sous le regard de tous l'ensemble des conduites, des procédures, des savoirs qui constituaient à l'origine le privilège exclusif du basileus, ou des genè détenteurs de l'archè. […] [C]et élargissement comporte une profonde transformation. En devenant les éléments d'une culture commune, les connaissances, les valeurs, les techniques mentales sont elles-mêmes portées sur la place publique, soumises à critique et à controverse. Elles ne sont plus conservées, comme gages de puissance, dans le secret de traditions familiales ; leur publication nourrira des exégèses, des interprétations diverses, des oppositions, des débats passionnés. Désormais la discussion, l'argumentation, la polémique deviennent les règles du jeu intellectuel, comme du jeu politique. Le contrôle constant de la communauté s'exerce sur les créations de l'esprit comme sur les magistratures de l'État. La loi de la polis, par opposition au pouvoir absolu du monarque, exige que les unes et les autres soient également soumises à “redditions de comptes”, euthunai. Elles ne s'imposent plus par la force d'un prestige personnel ou religieux ; elles doivent démontrer leur rectitude par des procédés d'ordre dialectique. […]
[U]n autre trait s'ajoute pour caractériser l'univers […] de la polis. Ceux qui composent la cité, si différents qu'ils soient par leur origine, leur rang, leur fonction, apparaissent d'une certaine façon “semblables” les uns aux autres. Cette similitude fonde l'unité de la polis, parce que, pour les Grecs, seuls des semblables peuvent se trouver mutuellement unis par la Philia, associés en une même communauté. Le lien de l'homme avec l'homme va prendre ainsi, dans le cadre de la cité, la forme d'une relation réciproque, réversible, remplaçant les rapports hiérarchiques de soumission et de domination. Tous ceux qui participent à l'État vont se définir comme des Homoioi, des semblables, puis, de façon plus abstraite, comme des Isoi, des égaux. En dépit de tout ce qui les oppose dans le concret de la vie sociale, les citoyens se conçoivent, sur le plan politique, comme des unités interchangeables à l'intérieur d'un système dont la loi est l'équilibre, la norme l'égalité. Cette image du monde humain trouvera au VIe siècle son expression rigoureuse dans un concept, celui d'isonomia : égale participation de tous les citoyens à l'exercice du pouvoir. » (Jean-Pierre Vernant
, Les origines de la pensée grecque, 1962, chap. IV, PUF, 2013, p. 56-60.)
« Nous avons coutume aujourd'hui de ne voir dans l'amitié qu'un phénomène de l'intimité, où les amis s'ouvrent leur âme sans tenir compte du monde et de ses exigences. […] Aussi nous est-il difficile de comprendre l'importance politique de l'amitié. Lorsque, par exemple, nous lisons chez Aristote que la philia, l'amitié entre citoyens, est l'une des conditions fondamentales du bien-être commun, nous avons tendance à croire qu'il parle seulement de l'absence de factions et de guerre civile au sein de la cité. Mais pour les Grecs, l'essence de l'amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un “parler-ensemble” constant unissait les citoyens dans une polis. Avec le dialogue se manifeste l'importance politique de l'amitié, et de son humanité propre. » (Hannah Arendt
, Vies politiques)
« L'autodétermination démocratique implique que ceux à qui s'adressent des lois contraignantes en soient en même temps les auteurs. Dans une démocratie, les citoyens sont uniquement soumis aux lois qu'ils se sont eux-mêmes données au moyen d'un processus démocratique. Ce processus doit sa force légitimante, d'une part, à l'inclusion (soit-elle médiatisée) de tous les citoyens aux processus de décision politique et, d'autre part, au couplage des décisions à la majorité (éventuellement qualifiée) avec une formation délibérative de l'opinion. Une telle démocratie transforme, en effet, l'usage civique des libertés communicationnelles en autant de forces productives qui font qu'une société civile politiquement organisée peut agir sur elle-même de manière légitime, c'est-à-dire d'une manière qui est effective et qui généralise en même temps les intérêts. » (Habermas
, La constitution de l'Europe)
« Dans les situations de résolution de problèmes, ce qui compte le plus pour la qualité de la réponse collective n'est pas tant l'intelligence des individus pris un par un, mais la diversité cognitive au sein de leur groupe. […] [P]lus que le degré d'intelligence respectif de chacun des membres du groupe, la variété des manières de penser qui existent en son sein. […] [A]u regard de la plupart des questions politiques le groupe est vraisemblablement plus intelligent que n'importe quel sous-ensemble de ses membres. En un mot : l'épistocratie n'est pas une option envisageable […]. Même s'il est probable que certains sous-ensembles d'experts s'y connaissent mieux sur certaines questions, toutes choses étant égales par ailleurs, le groupe en saura davantage sur l'ensemble des questions. Voilà pourquoi, abstraction faite de toutes les autres raisons que nous pouvons avoir de choisir la démocratie, la prise de décision démocratique constitue une stratégie plus sûre […]. » (Hélène Landemore
, “Pourquoi le grand nombre est plus intelligent que le petit nombre, et pourquoi il faut en tenir compte.” Philosophiques, vol.40, n°2)